Platanes
OUI, DES PLATANES. Incontestablement, ce sont des platanes. On les reconnaît, en pied d'abord : le pastel les saisit, magnifiques, en contre-plongée, branches tendues vers le ciel, vivants. On les reconnaît de loin aussi, les autres ou les mêmes élagués jusqu'au moignon, nus, déjetés sur la toile de lin où acrylique et fusain sculptent les affres de leur mutilation. Fini d'exulter. Une catastrophe s'est produite. La visite de l'exposition se fait cérémonie, le lieu redevient sanctuaire : de grandes toiles reliquaires où l'or retrouve son usage mystique offrent à contempler la sciure de l'abattage, enchâssée sous plastique ou éparpillée au sol («tu es poussière ... »?), non plus protégée mais en jonchées, anonyme, la terre, fosse commune. L'impression s'impose qu'un hommage païen est rendu aux nymphes modestes des platanes, transfigurées après leur martyre et qu'assistent, inclus dans la toile, les chrétiens canonisés, Agathe aux seins coupés, François l'intercis, Bosch, Goya, et Pinocchio. Mystère d'une Légende Dorée syncrétique. Dès lors, le regard ne peut plus se rassurer à identifier le sujet peint : on croyait marcher entre deux haies de pastels, des bûches de platanes, encore et encore, il va falloir reprendre tout au début, s'approcher... Turgescences, protubérances, trognes, mufles, mamelles, ces branches, ces tronçons nous regardent, ils nous ressemblent, et si l'on prête l'oreille au plus près des derniers, la seule vibration de la couleur fait entendre leur cri.
Étrangeté de cet univers familier que l'artiste dévoile par un infime décalage du regard, une accommodation de l'œil. Poésie. Tous les matériaux sont bons, l'essentiel de cette magie s'opérant par la rigueur : de la théâtralisation baroque à l'austérité des derniers pastels, s'impose la force toute classique du dessin. La représentation des platanes échappe au clivage figuration/abstraction parce que, de l'illusion réaliste qui ressuscite l'arbre vif ou abattu à la myopie botanique sur l'écorce ou les nœuds du bois, méconnaissables, le dessin fonctionne comme un microscope électronique : au plus précis de la figuration l'artiste révèle les espaces infinis des nanoparticules. Voyance de l'œuvre véritable.
Une œuvre d'art ajoute un objet réel à ce qu'il est convenu d'appeler le réel et impose deux questions : pourquoi l'avoir créée ? pourquoi celle-ci et pas une autre ? Difficile souvent, presque toujours, de répondre à la première. Pour les Platanes, l'événement déclencheur est connu : une campagne d'abattage. L'avis en était affiché sur les troncs comme sentences de mort. Tous n'étaient pas malades, tous innocents de morts routières. Alerte ! Urgence ! Françoise Collin les photographie debout, étendus, tronçonnés - le chasseur inuit parle au phoque qui va le nourrir, il lui exprime sa gratitude avant de le tuer -, glane débris et sciure. Du paysage à la nature morte, témoigner. Alors, démarche écologiste davantage qu'esthétique ? Françoise Collin souscrirait sans doute aux propos du sculpteur brésilien Frans Krajcberg, qui lutte contre la déforestation intensive du Nordeste : « Regarde. Hier, c'était un très bel arbre. Qu'est-ce que l'homme en a fait ? J'ai envie de crier. Alors je crie avec mon travail. C'est tout, j'ai pas d'autre moyen de montrer ma révolte. » Mais, si l'événement anecdotique est déclencheur - d'autant plus que la passion et la connaissance des végétaux sont fondamentales dans la vie de Françoise Collin -, il ne suffit pas à expliquer la création dans l'atelier des œuvres ici exposées. Où l'on est confronté à la seconde question.
La série de tableaux sur un même thème est une constante de l'œuvre de Françoise Collin, et la série des platanes - pullulement, prolifération - n'est pas induite par l'indénombrable martyrologe. La série ne signifie évidemment ni clonage ni ébauche préparatoire à..., mais relève ici d'une démarche proprement sculpturale dont témoigne déjà la manière dont l'artiste utilise le pastel : sa matière friable modèle des chairs rugueuses ou moelleuses, on désire les caresser ou l'on redoute d'avoir à les toucher. La répétition insistante interroge, « tourne autour » du sujet, s'approche, traque pour surprendre, pour l'entendre encore et la restituer, la parole confuse qui a interpellé. On pense à Baudelaire, pour qui le poète (le créateur) est celui qui « comprend sans effort/Le langage des fleurs et des choses muettes ».
La tentation est grande de s'en remettre encore à Baudelaire, à sa théorie des
« correspondances » : « la Nature est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles/L'homme y passe à travers des forêts de symboles/Qui l'observent avec des regards familiers ». Mais, si les platanes de Françoise Collin, leurs formes garrottées, empêchées, asservies, massacrées, leur impuissance, leurs lambeaux, leurs abattis sacrés, hurlent par analogie la douleur de l'homme torturé, l'artiste ne les instrumentalise pas, ils ne sont pas métaphores ni symboles, ils demeurent de vrais arbres, dont on peut faire des planches, du bois de chauffage, des « arbres élevés au feuillage épais, à écorce lisse se détachant par plaques irrégulières », selon le dictionnaire, et contre lesquels un soir d'ivresse, de désespoir ou de verglas, on peut, on aurait pu se tuer.
Ce n'est pas la première fois que les tableaux de Françoise Collin pourraient nous égarer - tromper notre œil ? -, car, des Singes et autres Zèbres et Ours aux Petites mythologies ordinaires, elle a toujours su jouer avec les symboles, les détourner, en fabriquer. L'exposition des Platanes, en cela, s'inscrit dans la cohérence de l'œuvre entière ; on pourra y retrouver l'écho d'autres séries : Versailles, Autoportraits africains, Cris, Ève aux feuillages... Sous la diversité apparente des sujets et de leur traitement, s'affirme l'unité de tout le vivant : les platanes, ceux qui les regardent, l'artiste, dont la vision montre la consubstantialité de tout le vivant...
Bientôt personne ne se rappellera plus qu'il fut une fois, ici ou là, des platanes abattus, mais leur beauté, de ceux-là précisément, continuera de nous hanter, et leurs portraits de nous regarder.
Nicole Debrand, 11 janvier 2006